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BÈRTRAN ÔBRÉE – GHERIZON PAPILHON

Par Benjamin MiNiMuM - novembre 2020


En ce 21ème siècle, la création en gallo est rare. De temps en temps, une chanson émerge. Mais seul un artiste y consacre l’entièreté de sa production : Bèrtran Ôbrée.

Il y a en Bretagne, et peu le savent, autant de locuteurs du breton que de Bretons qui parlent le gallo. Cette langue d’oïl, qui résonne de la Loire-Atlantique à l’Ille-et-Vilaine, touche l’Est du Morbihan comme celui des Côtes d’Armor, possède un joli territoire et une bonne tradition de conte, mais un maigre répertoire chanté ou poétique. En cherchant bien, on peut trouver quelques rondes du pays vannetais ou de celui de Redon, de rares chants de Noël, souvent traduits d’une autre langue par des membres du clergé au 19ème siècle et plusieurs poignées de quadrilles avant-deux.

En ce 21ème siècle, la création en gallo est rare. De temps en temps, une chanson émerge, mais seul un artiste y consacre l’entièreté de sa production : Bèrtran Ôbrée.

Depuis ses débuts, à la toute fin des années 90, de Ôbrée Alie à Bèrtran Ôbrée Trio, la carrière de ce chanteur mélodiste et poète a connu plusieurs métamorphoses.

En 2009, le musicien cède le pas au linguiste qui initie et prend la direction, à plein temps, de l’institut Chubri, dont la mission se consacre « à l’inventaire et l’étude du gallo, son actualisation et la transmission des connaissances produites ».

Cette mission porte ses fruits, mais prend du temps. Bèrtran Ôbrée est accaparé mais, vers 2015, l’artiste ne peut plus sommeiller. Il se pose des questions, imagine son retour, une nouvelle direction. Depuis longtemps les rythmes et les modes musicaux de la Méditerranée et du monde arabe l’attirent. L’arabo-andalou, le raï algérien ou le mugham de l’Azerbaïdjanais Alim Qasimov le transportent. Les souvenirs sonores de mariages berbères au Maroc et ceux entendus en marge d’une tournée en Tunisie le hantent. Dans son quartier rennais, kurdes et turcs partagent volontiers leurs cultures. Il cherche, il creuse, découvre des points communs entre l’arabe parlé et le gallo et trouve dans la prosodie turque une astuce pour faire sonner les consonnes souvent stratégiques dans sa langue d’écriture.

Ce beau voyage ne peut se faire seul, Bèrtran cherche des compagnons de composition et d’interprétation. Il se met en quête d’un équipage sur mesure.

Le contrebassiste Julien Stévenin est un compère de longue date, il était le pilier rythmique du Bèrtran Ôbrée Trio, il s’engage avec gourmandise dans cette nouvelle aventure.

Fabien Gillé est l’un des rares joueurs de oud et de saz breton et sans doute le plus doué. Ce multi-instrumentiste est familier des cultures bretonnes, tout autant que celles d’Orient. Au cœur du groupe Yildız il explore déjà les traditions des Balkans et de Turquie. Le projet l’enthousiasme.

Le violon de Youenn Rohaut est tout aussi vagabond, il s’épanouit à travers la pratique des traditions bretonnes et celle du jazz, il maîtrise le système musical classique européen comme les principes de la modalité.

Rapidement les quatre musiciens s’apprivoisent, improvisent sur quelques vers et airs de Bèrtran, défrichent de nouvelles pistes. Après quelques mois de travail, ils éprouvent le besoin de percussions. Gaël Martineau, un ami de Fabien, les rejoint. Il possède les grammaires rythmiques des tambours sur cadres (bendir maghrébin ou daf iranien), du grand tambour turc davul ou comme celui du cajón sud-américaine, prisé dans le flamenco.

Le répertoire se dessine, les textes se précisent, un thème mûrit dans l’esprit de Bèrtran Ôbrée : La terre est malade, les menaces engendrées par le réchauffement climatique entraînent des bouleversements qui nécessitent un changement de comportement individuel, une métamorphose commune. Cette idée est au centre de « Gherizon Papilhon ».

La mélodie et le texte de Lé forjeron (les forgerons), qui rend hommage à ceux qui contribuent à transmettre la langue gallèse, avaient été écrits par Bèrtran pour la cérémonie de remise d’un rapport sur le gallo au conseil régional de Bretagne. Il l’avait imaginé comme un croisement d’appel de muezzin et d’un « cante » flamenco, d’un chant orthodoxe entendu lors d’un mariage en Roumanie. Ce fut le premier morceau sur lequel les musiciens à cordes ont travaillé. Sur le rythme « mandra » à sept temps, utilisé pour les danses de mariage turc, deux maqâms (mode d’écriture et de construction, lié à une émotion, propre aux musiques arabes et ottomanes) s’y chevauchent. Le premier « nihavend » est tempéré, le second, « uşşak » ne l’est pas. Sur la mélodie initiale, Bèrtran improvise.

Pour Pu lein (plus loin), qui ouvre l’album, Bèrtran a demandé à Fabien de composer une mélodie sur le rythme turc « curcuna » à dix temps. Le maqâm « nihavend » est ici aussi sollicité. Le texte évoque l’éventualité de s’établir dans d’autres lieux pour surmonter des difficultés climatiques.

Arondd (hirondelle) qui évoque les oiseaux annonciateurs du printemps est rythmiquement construit comme une danse en rond du pays vannetais. Il accueille une suite d’airs de danses festives turques « halay » et utilise le maqâm « uşşak ».

Pour Tout é chanjaunt, Bèrtran Ôbrée est parti du chant traditionnel acadien Tout passe, écrit au 17ème siècle pendant le grand dérangement (déportation de plusieurs milliers de paysans d’origine française, établis au sud du Saint-Laurent et qui refusèrent de porter allégeance à la couronne anglaise. Beaucoup d’entre eux se réfugièrent en Louisiane, où ils donnèrent naissance à la communauté des cajuns). Le texte développe l’idée que pour faire face à un bouleversement, il ne faut pas s’attacher au monde d’avant. Les arrangements ont été crées par les quatre instrumentistes.

Inspiré par les récents problèmes rencontrés par les réfugiés de Méditerranée, Contr la murâlh (Contre la muraille) aborde la fuite d’un pays natal en guerre d’une population, ou fuyant une catastrophe climatique, et leur arrivée au pied d’une cité lointaine enfermée dans ses murailles. Ce morceau, bâti sur une rythmique à trois temps emprunté au chaâbi maghrébin, utilise le maqâm tempéré « nikriz » et évolue vers un final rageur.

C’est dans Horr de mon ni (Hors de mon nid) qu’évolue le papillon qui donne son nom au spectacle et à l’album. Julien Stévenin a composé la mélodie en utilisant le maqâm « Hicaz ». Il est ici question de métamorphose et de dépassement de soi.

Musicalement Jasmiñ est exemplaire du parti pris esthétique de ce répertoire, il s’inspire des danses en quadrille, avant-deux du nord de l’Ille et Vilaine, en respecte les temps rythmiques forts, mais sa mélodie, signée par Fabien Gillé utilise le maqâm non tempéré « rast » Comme au Moyen-Orient, le jasmin est ici employé comme symbole de l’amour entre deux personnes, de sexes opposés ou du même genre.

Conm la plée chë (Comme la pluie tombe) est une adaptation du chant traditionnel anatolien Karlı dağlar karanlığın bastı mı. Cette complainte que l’on pourrait qualifier de gwerz turque est un « uzun hava » qui utilise le maqâm « hüsseyni ». Dans le texte qui décrit les grands espaces de la nature, Bèrtran a transposé l’univers montagneux en forêt.

Bufée (Souffle), qui rend hommage au corps humain comme composante de la nature, s’inspire de musiques du Maghreb. Le mode est pentatonique comme dans l’univers berbère, le rythme est emprunté au chaâbi et dans son introduction la contrebasse évoque le son caractéristique du luth hajouj des gnawa marocains.

Mon fi (Mon fils) est une adaptation en gallo du chant kurde Xidirê Min. Le texte original évoquait la douleur d’une mère kurde dont le fils ne revint jamais de la guerre de Corée en 1950, où le gouvernement turc l’avait envoyé. Mélodie et ornements sont inspirés de la version de la grande chanteuse kurde Aynur.

Une fois les chansons écrites et composées, Bèrtran Ôbrée a désiré insérer une pause instrumentale au cœur du disque et du concert, un moment de face à face entre public et musiciens. Fabien Gillé a écrit le thème de Avolée, autour duquel les instrumentistes improvisent au gré de leur  virtuose fantaisie.

Avec Gherizon Papilhon, Bèrtran Ôbrée, offre une œuvre forte et engagée. Elle fait le lien entre l’hier et l’aujourd’hui. Elle souligne la communauté des humains du Nord et ceux du Sud, de l’Ouest et de l’Est. Elle fait briller la richesse de la culture gallèse et l’enrichit en tirant les fils secrets qui la relient au monde arabe et anatolien.

Le message est clair : Le monde est unique, magnifique mais doit accepter sa métamorphose pour pouvoir guérir de ses maux. Bèrtran Ôbrée l’exprime avec force et talent et il suffit de l’écouter pour s’en convaincre.